PETITE THÉOLOGIE POUR TEMPS D’ÉPIDÉMIE : UN « CHÂTIMENT DIVIN » ?
Par Mgr Jean-Pierre Batut, évêque de Blois
Dans l’interview qu’a publiée La Nouvelle République du 21 mars, je disais : « Je ne souscris pas du tout à l’idée qu’il s’agirait d’un châtiment divin, ce qui est théologiquement absurde. » Je ne renie évidemment pas cette phrase, mais en lisant certains propos ici ou là, il m’apparaît nécessaire de l’expliciter davantage.
On peut en effet se poser deux séries de questions :
1/ Si le mal en général et les catastrophes naturelles en particulier (à supposer que la catastrophe sanitaire présente soit tout à fait naturelle) ne viennent pas de Dieu, d’où viennent-elles ? Et si Dieu peut les empêcher, pourquoi ne le fait-il pas ?
2/ La Bible nous présente volontiers les catastrophes comme un châtiment : faut-il dire que la Bible se trompe ? Et si elle dit vrai, l’Église a-t-elle raison de dire le contraire ? Ne le fait-elle pas pour essayer de rassurer les gens, ou de « sauver » ses textes sacrés ? D’ailleurs, n’a-t-elle pas longtemps pris ces textes « au premier degré » pour les mettre au service d’une « pastorale de la peur » ?
Commençons par la deuxième série de questions pour esquisser une réponse à la première.
Prenons l’exemple sans doute le plus connu, celui du Déluge (Genèse 6-8). Le récit débute bien comme un récit de châtiment : « Le Seigneur vit que la méchanceté de l’homme était grande sur la terre… Il se repentit d’avoir fait l’homme… Et le Seigneur dit : « Je vais effacer de la surface du sol les hommes que j’ai créés… car je me repens de les avoir faits ». » Donc, constatant que les hommes ne sont pas dignes de l’existence que Dieu leur a donnée, Dieu décide de les faire disparaître. C’est comme s’il se disait : « J’ai eu tort de me lancer dans cette aventure de créer des êtres libres, puisqu’ils ne font que du mal. On ne m’y reprendra plus ! » On efface tout… et on ne recommencera pas !
Le récit du Déluge, rempli d’anthropomorphismes (= des manières de présenter Dieu comme s’il était humain, sujet à des changements d’humeur, à des hésitations, etc.) et de clins d’œil au lecteur, débute effectivement ainsi. Cependant dès le verset suivant intervient un élément nouveau : « Mais Noé avait trouvé grâce aux yeux du Seigneur ». Pourquoi cela ? Parce que « Noé était un homme juste, intègre parmi ses contemporains, et il marchait avec Dieu. » Ainsi, à cause d’un seul homme juste, le projet de Dieu se modifie. Et c’est la célèbre histoire de l’arche : non seulement Dieu sauve Noé, mais il sauve sa famille, et il sauve avec elle les représentants de toute les espèces vivantes. Ce que l’humanité n’arrive pas à faire en notre temps (puisque à cause d’elle les espèces disparaissent les unes après les autres de la terre), Dieu le fait grâce à Noé et avec lui. Par le fait même, Dieu renonce à tirer un grand trait sur sa création : il lui donne un nouveau départ. Le Déluge, qui se présente comme un acte de châtiment si on le lit superficiellement, est en fait un acte de salut. C’est d’ailleurs ainsi que l’interprètera la première lettre de saint Pierre en expliquant que le Déluge était la prophétie… du baptême, « ce baptême qui vous sauve à présent… par la résurrection de Jésus-Christ qui a accepté la mort pour que nous héritions de la Vie éternelle » (1 Pierre 3, 21-22).
On pourrait faire le même constat avec d’autres passages, la Tour de Babel par exemple (Genèse 11), et c’est bien ainsi que la tradition juive et chrétienne la plus authentique interprète ces récits : ce sont toujours des récits de salut. On peut donc dire que ceux qui y voient autre chose ne savent pas lire le texte biblique : ils en font une lecture dite « fondamentaliste », que l’Église catholique a qualifiée de « suicide de l’intelligence ». On ne saurait être plus clair !
Faisons un pas de plus en soulignant deux choses très intéressantes. La première, c’est que Dieu ne repart jamais à zéro pour faire autre chose : cela veut dire que la création est certes pervertie, abîmée par le péché, mais qu’elle demeure « récupérable » – en termes plus précis, sauvable.
La deuxième, c’est que pour qu’il y a une condition pour qu’elle puisse être sauvée : il faut trouver quelque part au moins un ami de Dieu – une liberté humaine qui accueille ce salut au nom de tous. Et s’il n’y en a pas ? Eh bien, Dieu se chargera lui-même d’en fournir un ! C’est cela, le salut en Jésus-Christ : « Si, par la faute d’un seul, la multitude est morte, combien plus… le don conféré par la grâce d’un seul homme, Jésus-Christ [se répand] en abondance sur la multitude ! » (Romains 5, 15). Jésus est le vrai Noé, le Noé définitif. Jadis, Dieu lui-même avait fermé sur Noé la porte de l’arche (Genèse 7, 16), et « le vingt-septième jour du second mois » (8, 14) Noé en était ressorti : un jour, on fermera sur Jésus la porte du tombeau, et le troisième jour il en ressortira ressuscité. Du « châtiment » de la croix, Dieu a tiré le salut.
Essayons maintenant d’aborder la première série de questions.
Ces questions sont redoutables. C’est le mystère du mal, le plus insoluble de tous – ce mal que Dieu, disait Paul Claudel, n’est pas venu « expliquer », mais remplir de sa Présence avec Jésus en croix. Même s’il est impossible d’y répondre de manière définitive (qui d’ailleurs l’a jamais fait ?), osons esquisser une réponse en les abordant sous l’angle de la non-intervention de Dieu devant le mal : pourquoi Dieu laisse-t-il le mal se déchaîner ?
Il est curieux de voir que des situations extrêmes de déchaînement du mal font perdre la foi aux uns, et la renforcent au contraire chez d’autres. C’est ainsi que, dans les camps d’extermination nazis, il y a eu des gens pour cesser définitivement de croire en Dieu (« s’il existait il ne permettrait pas ces horreurs ») et d’autres pour agir avec une générosité, un héroïsme, qu’ils puisaient dans une foi inentamée. De tels actes se sont multipliés : il n’y a pas eu que saint Maximilien Kolbe…
Sans entrer dans des détails trop complexes, on peut dire qu’il y a deux manières d’expliquer le rapport de Dieu à sa création. Certains disent : à chaque moment, il intervient ; c’est lui qui « crée le bien et crée le mal » (Isaïe 45, 6-7) ; c’est lui qui guide la balle du tueur pour lui faire atteindre le cœur de la victime, etc. D’autres disent : pas du tout ! Dieu a donné la chiquenaude initiale, mais maintenant il laisse sa création poursuivre sa course toute seule. Il n’a aucune responsabilité dans ce qui se passe au long du temps : il s’est absenté du monde en le créant. Les uns et les autres, comme souvent, disent quelque chose de juste, mais aussi d’unilatéral.
Lorsqu’il crée, Dieu met en mouvement l’histoire de l’univers et notre propre histoire ; mais il ne s’en évade pas pour autant : – D’un côté Dieu ne détermine rien, il n’est pas aux télécommandes comme dans les jeux vidéo : c’est le meurtrier, et non Dieu, qui décide de tuer et qui tue ; c’est saint Martin, et non Dieu, qui décide de donner à un pauvre la moitié de son manteau et qui la lui donne. – Mais d’un autre côté Dieu accompagne l’histoire des hommes et, tout en respectant leur liberté, il intervient dans cette histoire. Il n’intervient pas à distance comme un « deus ex machina » : il le fait en s’adressant à des libertés humaines.
Je crois que la seule religion qui est capable de rendre compte de ces deux aspects en même temps est la religion biblique, juive et chrétienne. Elle seule, en effet, nous présente un Dieu auquel nous ne nous attendions pas : il est le Très-Haut, le Tout Autre, et en même temps plus intime à nous que nous-mêmes (selon le mot de saint Augustin). Les exemples abondent : quand son peuple opprimé en Égypte l’a pratiquement oublié et a cessé de croire qu’il pouvait intervenir en sa faveur, Dieu appelle Moïse (Exode, chapitre 3). Mais on voit bien que lorsqu’il appelle Moïse, il doit d’abord le convaincre d’accepter la mission qu’il lui confie, et que ce n’est pas gagné d’avance : si Moïse ne finissait pas par dire oui, jamais le peuple ne serait délivré. La Bible et l’histoire du salut se seraient arrêtées là. Et que dire du « oui » de Marie, et que dire du « oui » du Christ lui-même ! Vues à travers les yeux des athées, l’histoire humaine et chacune de nos vies peuvent en effet apparaître comme elles nous sont décrites dans la tirade du Macbeth de Shakespeare : « La vie n’est qu’une ombre errante ; un pauvre acteur qui se pavane et s’agite une heure sur la scène et qu’ensuite on n’entend plus ; c’est une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien. »
Comme ils sont malheureux, ceux pour qui la vie n’est que cela, et qui, pour combler ce vide, s’étourdissent dans de faux bonheurs ! Ou pire encore, se prennent à détester ceux qui leur parlent de Dieu et de vie éternelle ! Mais comme ils sont malheureux aussi ceux qui, tout en professant extérieurement une foi convenable, tout en allant à la messe de temps en temps, tout en faisant baptiser leurs enfants et en les envoyant au catéchisme (pas trop longtemps, il y a tellement de choses plus importantes…) ne voient dans la foi qu’une vague assurance pour l’au-delà (car « on ne sait jamais ») dont il sera toujours temps de se souvenir quand on sera à l’agonie : « je m’en occuperai plus tard ! »
Quand on lit la Bible en vrai croyant et en faisant usage de son intelligence (car le Texte saint s’adresse en même temps à notre foi et à notre raison), on est stupéfait de voir Dieu se faire à ce point dépendant de la réponse des hommes, et les associer étape après étape à son œuvre de salut. Cette manière de faire porte un nom : elle s’appelle l’alliance. Beaucoup de religions affirment l’existence d’un Dieu personnel ; un certain nombre affirment l’existence d’un Dieu créateur ; mais la religion biblique est la seule à affirmer que Dieu fait alliance avec les hommes pour les sauver et les unir à lui, et qu’il ne le fera pas sans eux.
Est-ce que tout cela répond à la question « pourquoi Dieu n’empêche-t-il pas le mal ? » En partie seulement. Nous pensons spontanément que Dieu peut anéantir le mal un peu comme nous éteignons notre téléviseur à distance avec notre télécommande. Mais l’univers et l’humanité ne sont pas un appareil qu’on allume et qu’on éteint, et la relation de Dieu avec nous est très différente de celle que nous avons avec les produits de notre technique.
Ici, il faut que j’introduise un mot que je n’aime pas utiliser trop vite parce qu’il est souvent utilisé à tort et à travers : le mot amour. Tout ce que je viens de dire repose, en effet, sur le fait que Dieu nous aime. Voilà pourquoi il nous sollicite sans nous contraindre, sans nous commander à distance comme nous commandons notre téléviseur, et voilà pourquoi il nous associe à son combat contre le mal, ce combat qu’il a déjà livré et remporté dans la Pâque de son Fils.
Et la « catastrophe » du coronavirus dans tout ça ?
Nous vivons dans un monde que nous voudrions maîtriser par la technique, mais dont le fonctionnement nous échappe de toutes parts. Là encore, on peut le regarder de deux manières : comme une machine régie par des lois physiques et mathématiques dont il suffirait d’augmenter la précision pour tout maîtriser (« écoutons ceux qui savent ! » disait le président Macron – mais le problème c’est qu’ils ne savent pas tout) ; ou encore comme la « branloire pérenne [où] toutes choses branlent sans cesse » dont parlait Montaigne, et qui au fond, même si nous en dégageons des lois, est un mystère d’incohérence impossible à déchiffrer.
En réalité, par son caractère éphémère, inachevé, en partie chaotique, ce monde nous adresse un message. Il nous dit qu’il n’est pas encore lui-même, que sa perfection est en avant de lui, dans un avenir qui lui est promis : « La création tout entière gémit en travail d’enfantement » écrit saint Paul (Romains 8, 22). « Ce tohu-bohu nous rappelle que la création n’est pas faite pour elle-même, mais pour l’homme, qu’elle est un héritage » (Jean-Miguel Garrigues) dont nos libertés peuvent faire usage pour le meilleur et pour le pire, et qu’elle n’est pas notre demeure définitive… Et saint Paul ajoute que la création n’est pas seule à gémir : « Nous-mêmes, qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons nous aussi intérieurement dans l’attente de la rédemption de notre corps » (8, 23). Nous aussi, nous sommes « en travail » : ce qui peu à peu se forme en nous, c’est l’humanité nouvelle recréée à l’image du Fils bien-aimé. Jésus a séjourné trois jours dans le tombeau, non comme un cadavre en décomposition, mais comme le grain de blé qui meurt pour donner beaucoup de fruit : dans le Samedi Saint de l’histoire de l’Église, nous sommes en germination, nous aussi, en vue de la gloire sans prix qui nous est promise.
Mais à l’intérieur de cette création il y a des catastrophes. Le sens premier du verbe grec qui correspond à ce mot est très instructif : il signifie « retourner », comme on retourne le sol avec une charrue, et par extension « mettre sens dessus dessous », « bouleverser ». Quand Jonas parcourt Ninive pendant quarante jours, il ne dit pas « encore quarante jours et Ninive sera détruite », mais « encore quarante jours et Ninive sera bouleversée » (Jonas 3, 4). Et que se passe-t-il alors ? « Les gens de Ninive crurent en Dieu ; ils publièrent un jeûne et se revêtirent de sacs depuis le plus grand jusqu’au plus petit » (3, 5). En un mot, ils se convertissent ! Ils ont su tirer parti de la « catastrophe », ils se sont laissé « bouleverser ». La « catastrophe » n’est pas d’abord destruction, elle est d’abord bouleversement : nous l’expérimentons en ce moment si particulier de l’épidémie où notre vie est bouleversée de fond en comble et où plus rien ne tient de ce sur quoi nous nous appuyons d’habitude.
Mais le plus important n’est pas la catastrophe elle-même : c’est l’interprétation que nous en faisons.
– Nous pouvons y voir simplement quelque chose de fâcheux ou de dramatique, qui tient en échec nos capacités humaines, médicales en l’occurrence.
– Nous pouvons y voir un châtiment. Au risque de choquer certains d’entre vous, je dirai que ce n’est pas totalement faux ! Mais attention : ici, le mot châtiment signifie les conséquences d’un comportement mauvais : par exemple, si je conduis imprudemment j’aurai un accident – qui sera la punition de ma manière de conduire, punition que je m’infligerai à moi-même.
– Nous pouvons y voir enfin un événement dont les causes nous échappent en partie, mais dans lequel Dieu nous fait signe pour que nous revenions à Lui. Les trois lectures peuvent coexister : le coronavirus est un fléau qui pour le moment nous trouve impuissants à le combattre. Il est aussi la conséquence de comportements que nous considérions comme allant de soi et qu’il nous faudra remettre en question : la circulation sans répit, sans entraves, sans régulation, des hommes et des choses ; la « religion du flux » (Sylvain Tesson) et du profit… Il cache aussi un signe de Dieu qu’il nous faut déchiffrer et qui est un appel à une vie différente.
Quel appel Dieu nous adresse-t-il ?
Il y aurait beaucoup à dire sur cet appel à une vie différente. Qu’avait donc notre vie jusque-là de si répréhensible, après tout ? À chacun de s’examiner et de tenter de répondre. Mais s’il me faut qualifier ce qui me semble être la conversion fondamentale à laquelle nous sommes appelés, je la qualifierai par le mot démesure.
« La modernité », écrivait Albert Camus dès 1948, « a fait sombrer l’Europe dans la démesure ». Qu’est-ce donc que la démesure ? C’est le fait d’oublier les limites. D’oublier que nous sommes des êtres limités, que l’univers ne nous est pas soumis, que nous ne sommes pas Dieu. C’est ce que dénonçait une grande figure du XXe siècle, Hannah Arendt : « L’homme moderne a fini par en vouloir à tout ce qui est donné, même sa propre existence. À en vouloir au fait même qu’il n’est pas son propre créateur, ni celui de l’univers. Dans ce ressentiment fondamental, il refuse de percevoir rime ni raison dans le monde donné. Toutes les lois simplement données à lui suscitent son ressentiment. Il pense ouvertement que tout est permis et croit secrètement que tout est possible. » Nous ne sommes pas Dieu. Nous ne sommes que des hommes. Mais nous sommes aimés de Dieu, et il ne renonce pas à nous faire comprendre que c’est en Lui seul que nous pouvons trouver un bonheur indestructible. Mais pour cela il nous faut rendre les armes, accepter de recevoir ce bonheur et accepter d’avoir besoin d’être sauvés.
J’ai cité jusqu’ici des auteurs non chrétiens (mais qui connaissaient et respectaient le christianisme, à la différence de ce qui arrive trop souvent aujourd’hui). Je terminerai en citant l’Évangile :
« À ce moment, quelques-uns vinrent rapporter [à Jésus] ce qui était arrivé aux Galiléens, dont Pilate avait mêlé le sang à celui de leurs victimes. Prenant la parole, il leur dit : « Pensez-vous que ces Galiléens aient été de plus grands pécheurs que tous les autres Galiléens, pour avoir souffert de la sorte ? Non, je vous le dis ; mais si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de même. Ou bien ces dix-huit personnes, sur qui est tombée la tour de Siloé et qu’elle a tués, pensez-vous que leur faute était plus grande que celle de tous les autres habitants de Jérusalem ? Non, je vous le dis ; mais si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de même. » (Luc 13, 1-5)
Vous périrez tous « de même » : même si vous mourez dans votre lit, vous périrez comme eux sans que votre mort ait un sens, parce que votre vie n’en aura pas eu non plus. La mort de Jésus, au contraire, a été remplie de sens : Jésus savait très bien pourquoi il donnait sa vie. Si nous vivons nous aussi de telle manière que notre vie donne sens à notre mort, la mort ne pourra pas avoir le dernier mot sur nous. C’est le plus grand service que nous ayons à rendre, comme disciples de Jésus, à notre humanité sans espérance.